Chapitre 23

 

Cooper vivait dans une charmante demeure victorienne en banlieue. Quand Adam et moi nous garâmes dans son allée, j’eus un pincement de mélancolie pour ma maison que l’incendie avait réduite en cendres.

Bien sûr, Cooper étant une saloperie haut placée au sein de la Société de l’esprit, sa maison était d’une autre dimension que l’avait été la mienne. Divorcé deux fois, sans enfants, je ne pouvais imaginer ce qu’il faisait d’autant d’espace. Peut-être organisait-il des réunions de la Société chez lui.

Sa voiture était stationnée dans le garage et il y avait des lumières dans la maison, nous supposâmes donc qu’il était chez lui. Adam se tourna vers moi quand il arrêta la voiture.

— Tu es prête, mon chou ?

Je grimaçai.

— Non, je ne suis pas prête. Je ne serai jamais prête.

Il me tapota la cuisse d’une façon que j’aurais contestée si je n’avais été aussi terrifiée.

— Alors tu es on ne peut plus prête.

Je grommelai quelque chose qu’il prit pour une approbation et nous sortîmes de la voiture. Ma peau était moite de sueur et ma bouche était sèche. Les pensées se percutaient et bataillaient dans mon cerveau. Je regrettai de ne pas trouver de prétexte pour gagner du temps. Adam se tenait près de moi comme pour m’empêcher de fuir. Je me mordis l’intérieur de la bouche pour essayer de saliver.

Quand j’ai dit que Cooper ressemblait à une fouine, ce n’était pas seulement à cause de sa personnalité. Il est grand et maigre, avec de petits yeux en bouton qui le sont encore plus derrière ses lunettes rondes. Il a des dents en avant qui auraient dû être corrigées quand il était enfant. Je l’avais toujours connu avec les cheveux gris et clairsemés et personne ne lui avait jamais dit que le fait de les ramener en travers du crâne ne camouflait pas vraiment sa calvitie naissante. Il n’était donc pas surprenant qu’en dépit de son respect pour les démons, il n’ait jamais eu l’honneur d’être un hôte. Bon sang, qui voudrait passer son existence à ressembler à ça ?

Il cligna des yeux quand il me vit sur le pas de la porte, son nez se trémoussant d’une manière fouinesque. Ses yeux s’écarquillèrent quand son regard se posa sur Adam, juste derrière moi.

— On peut entrer ? demandai-je quand il devint évident qu’il était capable de rester planté là pendant des heures.

Il fronça les sourcils, ce qui fit glisser ses lunettes sur son nez.

— Je suis très occupé. Si vous appelez mon bureau demain matin, je suis certain qu’on pourra vous trouver un rendez-vous.

Je bloquai la porte avec mon pied, juste au cas où il aurait l’idée de nous la claquer au nez.

— Ça ne peut vraiment pas attendre demain, dis-je.

Je crus déceler un tressaillement de malaise dans son regard mais peut-être était-ce seulement parce que je l’espérais. Ses yeux passèrent de moi à Adam et il en conclut qu’il n’aurait aucune chance de se débarrasser de nous. Avec un long soupir douloureux, il ouvrit la porte et nous fit signe d’entrer.

Sa maison était jolie de l’extérieur mais l’intérieur clamait « propriétaire célibataire sans femme de ménage ». Le désordre était partout, des piles de livres et de documents, des tas de publicités, des canettes vides de Coca Light – bien qu’on puisse se demander pourquoi un homme aussi maigre que Cooper buvait une telle boisson.

Bizarrement, le canapé et les fauteuils dans le salon ne faisaient pas office de tables d’appoint. Cooper ne fut pas obligé de déplacer quoi que ce soit pour qu’Adam et moi puissions nous asseoir. J’expirai profondément, espérant contre tout espoir que cet entretien serait plus facile que ce à quoi je m’attendais. Et j’essayai de ne pas penser à ce qui arriverait si Cooper refusait de parler.

— Je me souviens de ce que vous m’avez fait au Cercle de guérison, dis-je, chaque mot semblant exploser comme une mine.

Le visage déjà pâle de Cooper se vida de toute sa couleur et ses yeux s’écarquillèrent. Ses muscles crispés hurlaient de tension et il avait l’air d’être sur le point de prendre ses jambes à son cou.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez, dit-il.

Adam et moi éclatâmes de rire. Le dos de Cooper se raidit et son visage adopta une expression qui était censée signifier qu’il était vexé. Il s’apprêtait sans doute à nous lancer une réplique cinglante, mais je lui coupai la chique.

— Si vous pouviez vous voir dans une glace, vous comprendriez pourquoi cela nous fait rire. Pourquoi ne nous feriez-vous pas gagner du temps en arrêtant vos conneries ? Le docteur Neely et vous-même m’avez torturée jusqu’à ce que j’accepte d’invoquer un démon mais celui-ci n’est pas parvenu à me posséder. Alors vous avez tenté une seconde fois avec un autre démon qui, lui, se trouvait déjà dans la Plaine des mortels, mais il a également échoué. Quand il a essayé de me tuer, vous lui avez déclaré que quelqu’un du nom de Raphael ne serait pas d’accord.

Adam et moi nous étions concertés à l’avance sur le fait qu’il n’était absolument pas dans mon intérêt d’admettre que je connaissais Raphael. Je crois que je réussis à empêcher ma lèvre de se retrousser de dégoût quand je prononçai son nom.

Cooper, toujours assis, balbutiait et bégayait, pas vraiment à l’aise dans ses baskets.

— J’ai un certain nombre de questions à vous poser, Brad, poursuivis-je, et je le vis tressaillir à l’utilisation de son prénom.

Enfant, j’aurais eu de sacrés ennuis si j’avais osé m’adresser à un homme de son rang en utilisant son prénom et j’avais gardé cette habitude jusqu’à l’âge adulte. Mais après ce qu’il m’avait fait, il pouvait toujours espérer que je lui témoigne le moindre respect.

— Ma première question est la suivante : qui était mon père ?

Je pus presque le voir considérer diverses réponses avant de les écarter l’une après l’autre.

— Je crois que vous devriez partir, maintenant, dit-il finalement.

Mais il manquait de conviction. Je me reculai dans le canapé et croisai les bras, sans rien dire. À côté de moi, Adam restait également silencieux mais, du coin de l’œil, je devinais son regard malveillant.

Cooper n’avait pas de raison de craindre ma présence mais je vis de quelle manière ses yeux ne cessaient de fuser en direction d’Adam, avant de se détourner rapidement. Il était toujours pâle comme un mort, et un vernis de sueur nappait sa lèvre supérieure. Cooper serrait les mains sur ses genoux, les jointures de ses doigts virant au blanc.

— Je ne peux pas répondre à cette question, dit-il en fixant ses mains. Je suis vraiment désolé mais je n’ai pas l’autorité…

— Monsieur Cooper, intervint Adam. Mlle Kingsley se souvient d’assez de choses pour avoir envie de vous jeter dans une marmite d’eau bouillante. Je souhaiterais entendre votre version des faits avant d’avoir recours à des méthodes drastiques.

Cooper leva le menton d’un air supposé être de défi. Cela aurait mieux fonctionné si la peur n’avait pas irradié par tous les pores de sa peau.

— Je serai ravi de répondre à vos questions. Dès que mon avocat sera présent.

Adam éclata de rire. Ce son me fit dresser les poils de la nuque. Je ne peux imaginer ce que cela provoqua chez Cooper. Je posai ma main sur le bras d’Adam.

— Calmons-nous et discutons comme des individus civilisés, dis-je.

Il n’y avait qu’avec Adam que j’avais la possibilité de jouer le rôle du bon flic. Adam, en avant sur son siège, fixant toujours Cooper sans ciller, restait muet. C’était certainement pire que n’importe quelle menace qu’il aurait pu prononcer.

— Ce n’est plus un secret, dis-je. Cela ne sert à rien d’essayer de cacher la vérité.

Cooper ôta ses lunettes et entreprit d’en essuyer les verres avec le pan de sa chemise.

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez.

— Non, répondis-je avec patience. Je ne sais pas. C’est pourquoi je vous demande de me donner des explications.

Il continua à essuyer ses lunettes.

— Je ne peux pas répondre à vos questions.

— Bien sûr que vous le pouvez. C’est juste que vous ne le voulez pas. Malheureusement pour vous, vous n’avez pas le choix.

Il ne dit rien et se contenta de secouer la tête en essuyant ses lunettes comme si sa vie en dépendait.

— Allons-nous devoir avoir recours aux mêmes méthodes que vous avez utilisées avec moi quand j’ai refusé de faire ce que vous m’ordonniez ?

Ses mains tressautèrent et les lunettes tombèrent par terre. Quand il se baissa pour les ramasser, je vis qu’il tremblait. Si je n’avais eu à l’esprit l’image de Cooper ordonnant à Neely de m’assener une nouvelle décharge d’électrochocs, j’aurais pu avoir pitié de lui.

— Est-ce que vous me menacez ? demanda-t-il, la voix aussi tremblante que ses mains.

— Si vous ne vous souvenez pas m’avoir fait quelque chose de mal, alors pourquoi seriez-vous inquiet ?

Il reposa les lunettes sur son nez.

— Je n’ai pas dit que je ne me souvenais pas. J’ai dit que je ne pouvais pas en parler.

— Vous pouvez et vous allez le faire, intervint Adam, d’une voix étonnamment douce.

Aux oreilles de Cooper, cette voix douce devait être aussi terrifiante qu’un grondement. Cooper secoua la tête et ses pupilles se rétrécirent.

— Je ne peux pas ! répéta-t-il. Raphael me tuerait. Ou pire. (Il implora Adam du regard.) Vous savez qui est Raphael !

— Ouais, et je m’en bats les flancs.

Cooper sursauta à cette soudaine familiarité.

Reprenant le rôle du bon flic, je tapotai le bras d’Adam.

— Baisse d’un ton, tu veux. (J’adressai à Cooper mon plus beau soupir compatissant tout en me fichant qu’il soit de toute évidence faux.) J’ai demandé à Adam de me laisser parler mais je suis certaine que vous avez compris qu’il s’emporte assez vite.

À côté de moi, Adam fit craquer les jointures de ses doigts et Cooper sursauta. J’adressai un regard mauvais à Adam. Il suffisait de terrifier un peu plus Cooper pour qu’il tombe raide mort. Je souriais toujours.

— Nous ne comptons pas aller voir Raphael pour lui rapporter tout ce que vous nous direz. Il ne doit pas savoir que nous détenons ces informations. Tout ce qu’il doit savoir, c’est que ce souvenir m’est revenu d’un coup et que quelqu’un a laissé échapper votre secret pendant que j’étais censée être inconsciente.

La pomme d’Adam de Cooper fit un aller-retour.

— Vous ne connaissez pas Raphael.

En fait, je le connaissais probablement beaucoup mieux que Cooper mais c’était hors sujet.

— Et vous ne nous connaissez pas, Adam et moi. Nous vous demandons gentiment pour l’instant mais cela pourrait changer.

Cette fois, il ne se sentit pas obligé de nous demander si c’était une menace. Il se prit le visage à deux mains, oubliant qu’il portait des lunettes et les faisant tomber par inadvertance, sans les ramasser ensuite. Ses épaules tressautèrent et j’éprouvai une pitié sincère en comprenant qu’il pleurait. Je n’avais jamais aimé Raphael et, depuis ma discussion avec Andy, je savais que c’était un sale type. Mais je n’avais pas réalisé à quel point.

— Vous allez nous parler ? demanda Adam, qui adoptait de nouveau sa voix calme et douce.

Je priai pour que Cooper se mette à table et je retins mon souffle en attendant sa réponse. Quand il secoua la tête, l’air s’échappa de mes poumons et je ressentis un sentiment proche du désespoir. Peu importait ce que ce salopard m’avait fait – je ne savais comment j’allais pouvoir supporter de voir Adam l’interroger.

Je me tournai vers Adam pour le supplier de me laisser encore du temps mais, ses yeux rivés aux miens, il leva la main pour que je garde le silence.

— Il y a une autre manière de procéder, dit-il énigmatiquement avant de se lever du canapé pour se diriger vers Cooper.

Cooper ne leva pas la tête, ne montra aucun signe qu’il avait remarqué Adam. Ce dernier s’accroupit devant lui puis lui toucha la main.

C’était presque un geste désinvolte, un frôlement rapide de peau contre peau. Mais le corps de Cooper frissonna et, quand Adam se leva pour revenir s’asseoir près de moi, je compris ce qu’il venait de faire.

Cooper ne bougeait pas et Adam ne parlait pas. Je dus me racler la gorge avant de parvenir à retrouver ma voix.

— Est-ce que Cooper restera un légume quand tout ça sera fini ? demandai-je.

Adam soupira. Il me promit qu’il ferait de son mieux pour ne provoquer aucun dommage mais il ne pouvait me garantir le résultat.

Puis je posai la question importante.

— Et est-ce que Cooper va survivre à cet interrogatoire ?

Adam acquiesça.

— Comme il ne pourra pas prouver que nous lui avons fait quoi que ce soit, il ne sera pas vraiment une menace pour nous.

Je regardai Cooper, qui n’avait toujours pas bougé.

— Combien de temps cela va-t-il prendre ?

— Cela ne devrait pas être long. Adam peut accéder à la mémoire de Cooper presque instantanément. Il aura juste besoin de rester assez longtemps pour s’assurer qu’il sait tout ce qui est important.

De tous les scénarios possibles que j’avais envisagés, celui-ci ne m’était pas venu à l’esprit, alors qu’à présent il semblait tout à fait évident. Quel meilleur moyen d’obtenir la vérité de Cooper que d’aller fouiller dans son esprit ? Même si nous avions obtenu des réponses en utilisant les techniques d’interrogatoire plus discutables d’Adam, nous n’aurions pas été certains qu’il s’agissait de la vérité.

Un frisson me parcourut le dos tandis que je digérais tout ce qu’impliquait cette situation.

— Pourquoi n’a-t-il pas procédé ainsi quand il a interrogé Val ?

Il avait véritablement fait souffrir ma meilleure amie, qui m’avait également trahie, mais il aurait pu éviter tout cela en la possédant.

Cooper leva la tête. C’était le démon Adam qui regardait par ses yeux.

— Non, dit-il en fixant son hôte avec intensité.

Ce dernier lui retourna son regard et me répondit malgré tout.

— Parce qu’Adam savait depuis le début qu’il allait la tuer. Elle représentait un danger pour vous deux, même s’il n’avait pas posé la main sur elle.

Cooper eut une expression dégoûtée.

— Merci beaucoup. Maintenant je vais devoir entendre ce que Morgane pense de moi pendant tout le trajet retour.

— Elle l’aurait deviné toute seule de toute façon. Tu es prêt à revenir ?

Au lieu de répondre, Cooper se contenta de tendre la main. Alors que je m’efforçais encore de tout digérer, Adam serra la main de Cooper. Un moment plus tard, Cooper s’effondra sur lui-même par terre et Adam revenait une nouvelle fois à lui.

Morgane Kingsley, Tome 2
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